Réflexions sur la guerre de septembre 2020 et ses conséquences
Traduit de l’arménien
Cet article date maintenant de plus de six mois. Certains phénomènes* ne sont plus d’actualité ou ont évolué, mais l’ensemble de la situation est tel que l’argumentaire reste complètement valable au moment où nous publions ce texte.
Nous avons décidé de le traduire et de le publier en trois parties.
- 1ère partie : L’enclave qui gênait le marché
- 2ème partie : Une guerre motivée par les intérêts occidentaux
- 3ème partie : Une offensive idéologique qui mérite une réponse tout aussi idéologique
(*Comme le mouvement de rue « pour le salut de la patrie » qui s’est dispersé, mais dont certains membres ont ensuite obtenu quelques sièges à l’Assemblée sous d’autres étiquettes, durant les élections anticipées en juin dernier, qui ont vu cependant Nikol Pashinyan se faire réélire à une large majorité. Mais aussi la situation dans le Syunik qui se voit convoité par les forces azerbaïdjanaises en toute illégalité, et s’est aggravée depuis février 2021).
En prenant en compte ces éléments, il nous paraît d’autant plus clair que derrière les mots d’ordre de « lutte contre la corruption » et « contre la délinquance », c’était un complot qui se montait contre l’alliance Arménie-Russie et contre l’auto-détermination de l’Artsakh. En effet, le capitalisme de monopoles n’étend pas son influence aux pays post-soviétiques au travers d’un discours ouvertement anti-russe ; sa stratégie est plutôt celle de prendre en otage les mouvements dits « des droits civiques » en promouvant et en finançant des projets pour les droits des femmes et contre le patriarcat, ou pour la défense des droits des minorités sexuelles. Et en voici le paradoxe : certains milieux politiques arméniens dits « de gauche » ont fait de la défense des droits des minorités sexuelles et de l’antipatriarcat leur priorité, alors qu’ils parlent de résister au néolibéralisme et que c’est ce néolibéralisme justement qui est l’avant-garde de « la défense des minorités sexuelles et de genre » et du « combat contre le patriarcat ».
Sans conteste, les minorités sexuelles et de genre en Arménie subissent la discrimination et l’oppression dans les milieux conservateurs, mais une partie visible d’entre eux est sous la protection des puissants de ce monde (capitalistes) , et en étant financé.es par un certain nombre d’organisations non gouvernementales, ils et elles travaillent librement. Les droits de l’homme et la liberté individuelle sont devenus les insruments des réseaux des services secrets occidentaux s’infiltrent dans les pays dont la politique est en contradiction avec leurs intérêts impérialistes de leurs pays ; par le biais des révolutions de couleur, ils participent à former des gouvernements à la politique économique radicalement libérale, donc plus adapté au capitalisme de monopoles globalisé.
L’oppression des homosexuel.les , notamment dans les pays similaires à l’Arménie, comprend une dimension de classe. Ainsi que le note Ivan Ovsyannikov du Mouvement Socialiste Russe (RSD,Rossiyskoye sotsialisticheskoye dvizheniye ) « La possibilité d’être homosexuel.le est, jusqu’encore aujourd’hui, le privilège des riches ; il n’est un lourd fardeau que pour les pauvres. » C’est ainsi qu’en Arménie, se forme — nourrie d’abondants financements occidentaux- une petite-bourgeoisie composée de défenseurs de droits civiques et de minorités sexuelles, qui défend les intérêts de la politique étrangère occidentale en Arménie – tous mènent la propagande anti-russe et soutiennent également le gouvernement de la capitulation – renforcant ainsi l’homophobie de concitoyens attachés à leur patrie, mais qui n’impacte que les personnes homosexuelles venant des couches populaires.
Les fonds néolibéraux tels que ceux de Georges Soros, les fondations ayant des liens particuliers avec les services américains tels que NED (National Endowment for Democracy – Dotation nationale pour la démocratie) et bien d’autres, financent abondamment des mouvements de défense de droits civiques divers et variés, mais aussi des programmes d’amitié arméno-turque (dans l’un desquels Arméniens et Turcs se mettent d’accord pour blâmer les manuels de l’enseignement de l’histoire en Arménie en en qualifiant le contenu de « militariste ».)
Soit ils instrumentalisent la colère des groupes opprimés, soit ils fabriquent des groupes marginalisés (parias) avec leurs mécontentements de toutes pièces et en font leur cheval de Troie pour détruire les liens entre l’Arménie et la Russie. Ainsi, toute la société civile financée par les fonds occidentaux véhicule une propagande antirusse. (voir«Սառը պատերազմները, «ժողովրդավարության արժեքների գործակալները» և Հայաստանի անվտանգության սպառնալիքը» և «Արձանագրել քաղաքացիական հասարակության տարածքը զավթելու փաստը» de Vahan Iskhanyan)։
Ainsi les classes appauvries et exploitées d’Arménie sont restées orphelines de toute organisation, n’ayant aucun moyen de défense politique et leur mécontentement devient, en toute ironie, une justification pour la classe qui les exploite de prendre le pouvoir. La gauche en Arménie doit donc clarifier sa position : soutient-elle les projets de défense des droits financés par le capitalisme de monopole, ou décide-t-elle de constituer la résistance qui défendra intérêts des classes populaires et en même temps l’auto-détermination et l’indépendance du peuple d’Artsakh ?
Un dicton dit «Si tu ne nourris pas correctement ta propre armée, tu devras nourrir celle de ton ennemi ». De même, on pourrait dire que si l’on ne produit pas sa propre philosophie, c’est celle de son ennemi qu’on devra adopter.
C’est ainsi que l’exportation des philosophies qui ont accompagné les mouvements de résistances contre la domination intérieure et extérieure des grands États impérialistes,– l’anarchisme, le féminisme, l’antimilitarisme, l’anti-patriarcat — dans un petit pays a participé à décomposer la résistance dont ce dernier doit faire preuve dans un environnement hostile composé de voisins ennemis ou aux attitudes diplomatiques suspectes. La pensée anarchiste trouve ses racines dans la Russie impériale. Elle a ensuite semé des graines dans des pays dont la puissance s’étend au niveau international, tels que les USA, la Grande-Bretagne etc. ; dans ces pays, le pouvoir des institutions est sans limites ; au point qu’y résister revient à le rejeter l’État. Et voici que cet anti-étatisme s’importe en Arménie, pays dont l’État s’est construit pour résister aux agressions extérieures et l’expansionnisme, et participe à fragiliser la forteresse qu’il constitue. L’anarchisme qui est initialement un courant anti-impérialiste, devient donc en l’occurrence un outil d’agression impérailiste qui neutralise les résistances à l’impérialisme. (on a par exemple des « anarchistes » qui sont financés par des fonds Open Society).
Ou alors les mouvements antimilitaristes qui étaient dirigés contre la militarisation des pays impérialistes (par exemple, contre les USA, pays le plus militariste au monde) en Arménie et apparaissent des mouvements soi-disant de « gauche », qui luttent contre l’armement d’un pays qui tente de se défendre contre le projet génocidaire que ses ennemis lui destinent. Ainsi beaucoup de jeunes militants de gauche en Arménie qualifient le gouvernement précédent celui de Pashinyan de « militariste ».
L’anti-patriarcat et le féminisme se sont développés également dans les grandes puissances comme résistance aux agressions et aux oppressions véhiculées par celles-ci. Ces idées également se diffusent en Arménie. Ainsi l’une des féministes les plus connues en Arménie, la directrice du « Centre de Ressources pour les femmes » et membre du parti « Contrat civil (fondé en 2015 par Pashinyan) Lara Aharonian, affirme lors d’une interview que « Ceux qui croient que ce territoire est « le leur », (…) alors que cela peut varier (…); demain je peux m’installer au Karabagh, mais je ne comprends pas ce que ça veut dire que « ça [ce territoire] m’appartient » : là bas tu n’habites que temporairement ; cette notion du « mien » {de possession] c’est très patriarcal. On est sans fin dans cette mentalité d’appropriation, du « mien », du « donnez-le à moi».
Ainsi, ce qui dans la bouche d’une Américaine de gauche correspond à un principe élémentaire de résistance — à savoir que l’appropriation (par l’Etat) des terres (qu’ont colonisé ses ancêtres) est une notion patriarcale – est une idée qui, lorsqu’elle est importée en Arménie et en Artsakh, détruit la résistance ; de ce point de vue, les frontières qui protègent toute une culture et une histoire multiséculaires dont les églises, les forteresses, les modes de vie et les traditions sont les témoins, sont releguées au rang d’une simple parcelle de terre qui n’a aucune appartenance et dont il est possible de se séparer aisément.
Et nous pleurons amèrement en voyant nos monastères passer aux mains des Azéris, attendant la peur au ventre d’apprendre que le même sort leur sera réservé qu’aux Khatchqar* du Djougha (Nakhidjevan).
Le peuple d’Artsakh a résisté durant des siècles aux agressions de différents envahisseurs en même temps qu’il construisait des forteresses et des églises, des structures économiques comme l’usine à vin « Kataro » qui devint célèbre ces dernières années ; et voilà que soudain à la suite d’une trahison s’écroule tout le système de résistance et l’ennemi envahit les régions de Hadrout et Chouchi.
Ravagés par l’angoisse nous prions pour que l’une des premières écoles arméniennes de l’histoire, l’église d’Amaras datant du IVème siècle de notre ère ne soit elle non plus livré à l’ennemi ; nous avons placé notre espoir uniquement sur les douteuses forces de maintien de la paix étrangères qui s’étendent dans les autres régions de l’Artsakh. Il n’y a plus d’Arménie. Le système de sécurité arménien est détruit de fond en comble : le mouvement « antimilitariste » l’a vaincu. Plus exactement, c’est le complot turco-occidental qui l’a vaincu. Plus précisément, encore, c’est le complot turc qui l’a vaincu, puisque le projet occidental de dégager totalement la Russie de la région au terme de la guerre de 2020 n’a pas totalement abouti. Au contraire, la Russie est devenue le seul allié intéressant pour l’Artsakh, c’est-à-dire, le seul qui a pu empêcher que l’alliance turco-azerbaïdjanaise envahisse entièrement le territoire, par ce qu’elle a réussi à maintenir sa présence militaire dans la région.
D’après ses propres mots, Nikol Pashinyan estime que le temps des « -ismes » est révolu. Une idée bien spécifique aux penseurs libéraux, mais aussi plus généralement à l’idéologie néolibérale qui, feignant la neutralité, cherche à annoncer l’arrivée d’un monde post-idéologique.
Il y a néanmoins un « -isme » qui encourage l’égoïsme : celui du libéralisme, qui a pour paradigme la liberté et l’intérêt individuels et lorsque ce libéralisme est radical, il ne peut plus avancer d’autre motivation pour satisfaire cet intérêt individuel que le “moi” lui-même et rejette toute forme de collectivité qui pourrait limiter la liberté individuelle. L’intérêt individuel n’existe que pour satisfaire l’égoïsme de chacun et le libéralisme s’identifie alors à l’individualisme.
L’indépendance de l’Arménie amena avec elle une nouvelle hégémonie idéologique : celui du libéralisme qui pénètre dans tous les domaines de la vie : famille, vie sociale, et met à mal les aspirations/ élans collectives/ ou au commun.
Mais il existe encore un idéal capable de rassembler et il s’agit de la libération de l’Artsakh qui eut dans une certaine mesure pour effet de limiter la tendance à l’individualisme ; et c’était précisément cette finalité et l’intérêt qui lui était porté qui fit quitter le pouvoir aux libéraux purs et durs en 1998 et qui permit ainsi à l’Arménie de connaître un certain développement.
Les cercles libéraux radicaux en Arménie raillent le patriotisme (l’amour de la patrie, du pays). La maison d’édition « Antares » qui collabore avec Nikol Pashinyan avait organisé une concours sur le thème « Le patriotisme est l’ultime refuge des crapules » (le titre fait référence à une formule du poète britannique Samuel Johnson, qui critique, dans son pamphlet « The Patriot », la justification des abus de pouvoir des chefs militaires par l’invocation de valeurs patriotiques).
Considérons maintenant l’Empire britannique dont on disait que le soleil ne s’y couchait jamais** et ce que pouvait évoquer le concept de « patriotisme » dans ces conditions : il renvoie bien entendu à un esprit de conquête et de domination. Or, ce qu’a fait le libéralisme radical (ou néolibéralisme) dans notre cas à nous, c’est de remplacer l’analyse d’une situation, celle d’un peuple contraint de se défendre pour sa survie, par des discours « anti-impérialistes » afin de discréditer le dernier idéal fédérateur (en Arménie ou dans la région) qu’est le patriotisme.
La détérioration de l’esprit de solidarité et le déclin du patriotisme en Arménie sont apparues de manière encore plus frappante durant la désastreuse guerre d’Artsakh : les immenses pertes territoriales et humaines ainsi que le phénomène grandissant de désertion ont été par beaucoup accueillis dans l’indifférence. Bien plus, la cession de territoires de l’Arménie elle-même à l’Azerbaïdjan*** ne semble pas tracasser les habitant.e.s de Yerevan. Tant que la ligne de front n’est pas arrivée à la porte de la capitale, il n’y a pour eux, pas lieu de s’inquiéter ; leur patrie s’est restreinte et se résume à leur lieu d’habitat personnel.
Et le Premier Ministre Pashinyan, qui a sacrifié plus de 5000 soldats, qui a cédé les régions de Chouchi et de Hadrout à l’ennemi, qui a réduit en miettes l’État artsakhiote, qui s’est plié ensuite avec prévenance à toutes les convoitises d’Aliyev, et qui aujourd’hui chérit le rêve d’ouvrir des sentiers entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en faisant des concessions à ce dernier, ce même Premier Ministre reste encore à son poste et trouve encore et toujours du soutien conséquent dans la population et les instances de pouvoir.
Quoiqu’il en soit, ce gouvernement, d’une manière ou d’une autre va être détrôné. Qui le remplacera alors ? Le plan B de l’Occident ou le « mouvement pour le salut de la patrie » ? Si c’est le mouvement qui arrive au pouvoir, il renforcera le système de sécurité du pays, et peut-être cela facilitera-t-il les possibilités d’investissements pour des Arméniens de Russie. Mais en ne rompant pas avec la pensée libérale, ce nouveau pouvoir réussira-t-il, ne serait-ce que dans une moindre mesure, à triompher des injustices et des inégalités dans le pays ? Et dans le cas où il continuerait à œuvrer dans le cadre d’une démocratie libérale — dans laquelle les élections équivalent à un marché où les vainqueurs sont ceux qui détiennent le plus de capitaux — dans ce cas alors, il donnera de nouveau l’occasion au capitalisme de monopole international de le remplacer par ses pions.
La gauche, quant à elle, est une attitude politique dont les conséquences politiques peuvent se décliner différemment en fonction des problématiques d’un pays donné. En Arménie, la gauche doit tout d’abord définir sa position concernant l’Artsakh. En ce qu’elle doit être dans le camp de la justice, elle doit nécessairement défendre l’auto-détermination de l’Artsakh.
Enfin, elle doit développer sa propre philosophie, son propre discours concernant l’Arménie en général. Une philosophie qui que bâtir la justice et l’égalité dans le pays fera renaître une conscience collective, bouclier contre le risque de voir encore une fois les forces d’influence extérieures fassent sombrer la patrie en manipulant le juste mécontentement du peuple contre les injustices et les inégalités.
Vahan Ishkhanyan, le 28 février 2021
*littéralement : « pierre à croix » .Type de sculpture à visée commémorative spécifique à l’art arménien chrétien
** Parce qu’il s’étendait de l’hémisphère est à l’hémisphère ouest
***En ce moment-même les terres et les maisons des habitant.e.s de Chournoukh et de Vorotan, village ayant appartenu à l’Arménie soviétique, dans la région de Syunik, appelée la colonne vertébrale de l’Arménie en référence à sa forme géographique