Par Vahan Ishkhanyan 28 février 2021
Traduit de l’arménien
Cet article date maintenant de plus de six mois. Certains phénomènes* ne sont plus d’actualité ou ont évolué, mais l’ensemble de la situation est tel que l’argumentaire reste complètement valable au moment où nous publions ce texte.
Nous avons décidé de le traduire et de le publier en trois parties.
- 1ère partie : L’enclave qui gênait le marché
- 2ème partie : Une guerre motivée par les intérêts occidentaux
- 3ème partie : Une offensive idéologique qui mérite une réponse tout aussi idéologique
(*Comme le mouvement de rue « pour le salut de la patrie » qui s’est dispersé, mais dont certains membres ont ensuite obtenu quelques sièges à l’Assemblée sous d’autres étiquettes, durant les élections anticipées en juin dernier, qui ont vu cependant Nikol Pashinyan se faire réélire à une large majorité. Mais aussi la situation dans le Syunik qui se voit convoité par les forces azerbaïdjanaises en toute illégalité, et s’est aggravée depuis février 2021).
II — Une guerre motivée par les intérêts occidentaux
C’est ainsi que ceux qui parlaient haut et fort de paix ont entraîné le pays dans une guerre aux conséquences catastrophiques. Face aux défis que posent les affaires extérieures, force est de constater que le libéralisme des « survivalistes » a des conséquences plus modérées sur le pays, que celui des « fraternalistes ». Daprès Samir Amin, la Triade du capitalisme des monopoles généralisés1 tend, par nature, à s’approprier constamment l’ensemble des ressources planétaires ; dans cette configuration, il va de soi que le reste du monde, y compris les autres puissances capitalistes, tentent de résister à ce monopole. La Russie, pays le plus riche en ressources naturelles au monde, est en tête de cette contre-course au monopole ; et l’Arménie, en tant qu’alliée, a intégré en 2014 son outil de contre-pouvoir, à savoir l’UEEA (Union Économique EurasiAtique).
En 2017, à l’Assemblée Nationale, L’alliance parlementaire Yelq2 promeut l’abandon de l’Arménie de son statut d’État membre de l’UEEA3. Les « fraternalistes » estiment que la Russie constitue un obstacle à l’amitié arméno-azerbaïdjanaise. En effet, pour que l’Artsakh puisse se défendre, il doit s’armer, et en cela, il se retrouve dépendant de son fournisseur principal, à savoir la Russie. C’est donc grâce au conflit de l’Artsakh que la Russie maintient son influence dans le Caucase. Sans la question de l’Artsakh, son influence partirait en fumée.
L’autre obstacle à cette amitié, serait le peuple d’Artsakh, les « Gharabaghtsi »4 qui résistent au projet d’amitié arméno-turco-azerbaïdjanaise. En effet, ce n’est pas un hasard si, durant les élections présidentielles de 2008, toutes les forces anti-russes soutenaient Ter-Petrossian et que c’est à ce moment que la rhétorique anti-gharabaghiote a pris de l’essor. C’est ainsi qu’au cours des affrontements du 1er mars 20085, Nikol Pashinyan déclarait : «Aujourd’hui, nous devons libérer notre ville [Yerevan] du joug de ces ordures de gharabaghtsi». En effet, cette posture fait de lui un allié objectif des forces politiques, sociales, économiques, au service du capitalisme de monopole occidental qui a tout intérêt à dégager le Sud Caucase de la zone d’influence russe et de voir, à cette fin, fleurir des révolutions dites de « couleur » dans les pays de l’espace post-soviétique.
C’est en effet sous des mots d’ordres quasiment similaires (« contre le pillage du pays », « lutte contre la corruption ») que les révolutions furent menées en Géorgie, en Ukraine et en Arménie, sans qu’elles n’eussent entraîné, pour autant, aucun changement de système. Au contraire, elles ont accentué les crises politiques et ont provoqué beaucoup de pertes territoriales. Ainsi, la vallée du Kodor en Géorgie passa-t-elle sous le contrôle de de l’Abkhazie, la ville d’Akhalgor (Géorgie) sous celle de l’Ossétie (du Sud) et l’Ukraine perdit la Crimée et se noya dans la guerre civile. Mais ce fut un gain pour l’impérialisme occidental, qui tira profit de l’inimitié installée entre la Géorgie, l’Ukraine et la Russie.
Ce fut, enfin, au tour de l’Arménie.
Certes, ce qui était envisageable en Ukraine et en Géorgie – rompre les liens avec la Russie — n’aurait pu l’être totalement en Arménie : tous les ans 100 000 Arménien.ne.s en moyenne s’expatrient en Russie pour trouver un emploi et la population arménienne est consciente que si les gardes frontières russes quittent l’Arménie, cela sera une porte ouverte à l’invasion turque. Si la Turquie occupe aujourd’hui le territoire d’un ancien pays ami – la Syrie — pour quelle raison s’empêcherait-elle d’occuper l’Arménie, dont elle considère le peuple comme son premier ennemi? Malgré tout, la « révolution arménienne » — dans les limites du possible, en Arménie — atteint son but principal : dégrader les relations diplomatiques avec la Russie. L’avant-garde de la révolution de 2018 faisait partie des organisations de la société civile majoritairement financées par des fonds occidentaux ; elle accéda aux institutions de l’exécutif, démantela le système de défense du pays et tendit les relations avec la Russie, dégageant ainsi la voie à l’attaque militaire turco-azerbaïdjanaise de septembre 2020.
On peut donc également situer les causes de la guerre de l’automne 2020 en partant d’un angle de vue plus large que celui qui se cantonne aux frontières du Moyen-Orient. Cette guerre peut aussi être interprétée comme une tentative, par les puissances occidentales, d’éradiquer l’influence russe sur la région par le biais de la Turquie. Ce n’est pas un hasard si la délégation britannique vota contre la résolution de cessez-le-feu lors du Conseil de sécurité de l’ONU, le 5 novembre 20206. La société civile, nourrie par les financements occidentaux, utilise notamment la rhétorique de la « défense des droits de l’homme » et de la lutte contre la corruption pour discréditer les gouvernements précédant celui de Pashinyan et les relations avec le régime de Poutine. Celle-ci, accompagnée des milieux pro-Ter-Petrossian, ne cessa de claironner que c’est durant les deux dernières décennies que le pillage économique s’était organisé et que les droits de l’homme avaient été violés – autrement dit sous les mandats de ceux qui ne voyaient d’issue possible au conflit gharabaghiote qu’hors des frontières de l’Azerbaïdjan7.
En réalité, la période la plus difficile pour l’Arménie indépendante, aussi bien en termes économiques que du point de vue du respect des droits humains, va de 1991 à 1998, du temps de Ter-Petrossian. En voici quelques preuves.
Selon les statistiques de l’ONU et de la République d’Arménie, ce sont 677 000 citoyens qui émigrent dans les années 1991-1996. Dans les années 90, c’est, au bout du compte, 902 mille habitants qui quittent un pays qui en compte 3 millions 802 mille. D’après les statistiques, il y a eu 584 personnes qui ont quitté le pays sous le mandat de Ter-Petrossian entre 1992 et 19978.
Au cours des dernières années de l’Union Soviétique, la population comprenait un demi-million de concitoyens de plus, la mortalité était plus basse ; ainsi, toujours selon les mêmes sources, il y a eu 21 993 décès dans les années 90 et ce nombre a augmenté de plus de 1200 à la fin de la décennie, dans les années 1998.
De même, le nombre de naissance a été divisé par deux : en 1990 il y a eu 79882 naissances dans le pays, tandis qu’en 1998 il y en a eu 39366.
D’après les études de l’ONU en 1996, c’est 23, 9 % de la population qui vit dans une extrême pauvreté, 82,4 % vit mal, seule 13,2 % vit suffisamment bien et 4,4 % vit bien voire très bien ( Edik Minasyan, L’histoire du premier quart de l’histoire contemporaine arménienne).
Le graphique ci-dessous est celui de la « polity index » -élaboré par des scientifiques de l’université Maryland aux USA-, qui évalue l’état de la démocratie et du respect des droits de l’homme en Arménie durant les 22 années suivant l’indépendance (1991-2013). C’est l’axe des ordonnées qui permet de situer cet état dans un pays et une période donnée, sur une échelle allant de – 10 à + 10, points qui représentent, respectivement, l’autoritarisme le plus prononcé (que l’on trouve en Corée du Nord) et la démocratie institutionnelle la plus développée (en Suisse)9.
Le graphique nous apprend donc que juste après l’indépendance, sous les années Ter-Petrossian, le niveau de la démocratie et du respect des droits de l’homme dans le pays chute brusquement jusque -6 points , mais remonte de 9 points après le changement de pouvoir (présidence de Kotcharian) en 1998.
Toujours selon les mêmes statistiques, au cours des dernières années passées sous l’Union soviétique, le pays comptait 1 million 500 habitants en plus et que la mortalité était moindre (moins importante) ; en 1990 le nombre de décès s’élève à 21 993 ; 8 ans plus tard, en 1998, on en compte 23210.
- Concept développé par Samir Amin dans les années 80. Il s’agit des USA, de l’Europe occidentale et du Japon qui concentrent la majeure partie des ressources, capitaux et moyens de domination (canaux d’informations, armes nucléaires) de la planète. De nouvelles puissances, telles que la Russie et la Chine menacent maintenant leur monopole. « Le capitalisme est parvenu à un stade de centralisation et de concentration du capital sans commune mesure avec ce qu’il en était il y a seulement une cinquantaine d’années, et que je qualifie pour cette raison de capitalisme des oligopoles généralisé. Car, d’évidence, les « monopoles » (ou mieux les oligopoles) ne sont en aucune manière des inventions nouvelles dans l’histoire des temps modernes. Ce qui est par contre récent, nouveau, c’est le fait qu’un nombre limité et recensé d’oligopoles (« groupes »), de l’ordre de 500 si on ne retient que les plus gigantesques d’entre eux et 3 à 5 000 si on en dresse la liste quasi exhaustive, déterminent désormais seuls par leurs décisions l’ensemble de la vie économique de la planète, et davantage. Ce capitalisme des oligopoles généralisé constitue de ce fait un saut qualitatif dans l’évolution générale du capitalisme. » https://gresea.be/Le-Sud-face-a-l-imperialisme-contemporain-les-reponses-efficaces Voir aussi : https://lavamedia.be/fr/limperialisme-aujourdhui-lecons-de-samir-amin/ ↩
- Créée par Pashinyan en 2016 ↩
- https://fr-fr.facebook.com/yelqdashinq/posts/357172824733775 Le Hashtag ArmExit signifie : Arménie hors de l’UEEA ↩
- « Gharabaghtsi » veut dire « Gharabaghiote » en arménien. Nous laissons volontairement le terme en arménien. Dans ce contexte, le terme renvoie, non sans ironie, à l’appellation « clan gharabaghtsi » par laquelle Ter-Petrossian et son entourage politique déisgnent les principaux représentants de leur camp politique adverse ( Sarkissian et Kotcharian). Cette expression a une connotation méprisante : elle implique l’origine ethnique et de classe (le délaissement du Gharabagh étant source de pauvreté économique). ↩
- Les événements du 1er mars font suite aux mouvements qui contestent les résultats des élections présidentielles de février 2008. Serge Sarkissian est alors vainqueur et d’importantes manifestations ont lieu à Yerevan. À la tête de ces manifestations, on trouve le parti « Patrie » et le « Parti Populaire Arménien » notamment Levon Ter-Petrossian et Nikol Pashinyan (bien que des membres d’autres partis et des citoyens sans étiquette manifestent également, à titre personnel). Le 1er mars, alors que Kotcharian est encore détenteur de son mandat présidentiel, la police procède à des arrestations parmi les manifestants pour tentative de putsch. Le soir ont lieu des affrontements aux armes à feu qui feraient 10 morts côté civils et policiers. La lumière n’est toujours pas faite entièrement sur l’affaire. ↩
- Voir « Les services secrets britanniques derrière la deuxième guerre du Haut-Karabakh ? » – Courrier international – Paris, le 17 novembre 2020 (https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/caucase-du-sud-les-services-secrets-britanniques-derriere-la-deuxieme-guerre-du-haut). La Grande-Bretagne est l’alliée historique de la Turquie et de l’Azerbaïdjan. Le commerce du pétrole est en cause, notamment. ↩
- Il s’agit de Robert Kotcharian et Serge Sarkissian dont les discours pour l’Artsakh étaient radicalement différents de ceux de Ter-petrossian et Pashinyan. En termes concrets, néanmoins, Kotcharian fit plus et fut plus ferme que Sarkissian sur la question. ↩
- http://www.aniarc.am/2018/02/01/migration-2017-armenia/ ↩
- https://www.systemicpeace.org/polity/polity4.htm ↩